Quelle est pour vous la signification de la phrase de Colette citée en haut de page ?
L’auteure Colette (née à Saint-Sauveur-en-Puisaye) a résumé en une courte phrase tout l’état d’esprit dans lequel je travaille. Percevoir un lieu, identifier les signes qui le caractérisent et retranscrire ce qui a été perçu sur une feuille de papier ou une toile tendue pour le révéler. Il s’agit en fait d’une démarche poétique qui se matérialise dans le dessin, la peinture ou l’objet.
En Bourgogne et plus précisément en Puisaye-Forterre, les paysages sont beaux. Ils témoignent d’une certaine harmonie dans le rapport entre l’homme et la nature.
J’ai pourtant été surpris en faisant part de mes émerveillements à des personnes qui avaient tellement l’habitude de ces décors de champs ondulants, de haies et de forêts, d’architecture paysanne et de maisons de maîtres, de hameaux qu’elles ne voyaient plus cette harmonie rayonnante. Elles l’avaient sous les yeux depuis trop longtemps et l’habitude leur avait masqué la beauté des sites.
Mon travail est de révéler ce que je perçois, principalement pour ceux qui ne le distinguent plus guère. Il faut pour cela se rendre totalement disponible à ce que l’on observe, dans le but d’être envahi par cette perception qui dirigera le crayon ou le pinceau. La phrase de Colette décrit parfaitement cette démarche.
Pour quelles raisons exposez-vous depuis relativement peu de temps ?
Fils d’artiste, j’ai toujours dessiné, conçu, construit, durant toute ma vie. En sortant des arts déco, j’ai adopté un statut d’indépendant qui m’a permis de devenir graphiste et de vivre de ma création. Mais s’il s’agissait de commandes, les travaux purement artistiques ont toujours été présents, mais sans aucune ambition de vente ou d’exposition. Seule la matérialisation de ce que je voyais et ressentais m’intéressait.
Pourtant un jour, il y a une dizaine d’années, un ami voisin et artiste, qui lui exposait fréquemment, a eu la gentillesse de m’inviter à accrocher quelques dessins aux côtés des siens dans une galerie du XVe arrondissement à Paris, et cela fut un déclic.
J’ai depuis intensifié mon travail car la relation, les échanges avec le public sont devenus des moments intenses que je me réjouis de retrouver.
La découverte de la Puisaye-Forterre n’a fait qu’accentuer cette démarche.
Les bas-reliefs des commissions, le château fort en carton ou les dessins au fusain des collines de Puisaye sont des créations de nature éloignées les unes des autres. N’avez-vous pas peur de vous disperser dans des directions si différentes ?
Eh bien, à mon sens, ce ne sont pas des travaux distincts les uns des autres, je pense même qu’ils se complètent, en tout cas, ils me caractérisent. Je suis de nature à faire confiance aux gens, si je connais personnellement la cohérence entre ces travaux différents, d’autres personnes pourront la percevoir. La notion de liberté est essentielle pour un artiste, mais cette liberté est à mon sens contrainte par trois notions : la première est la connaissance des techniques qui permettront la réalisation honorable de l’œuvre. A ne pas confondre avec la seconde qui concerne le geste, le trait, la manière de travailler qui vont refléter l’esprit de l’artiste.
La troisième et sans doute la plus importante est la perception, c’est à dire la capacité de « voir », donc de choisir ses sujets, de comprendre ce qui est juste.
Je vais même jusqu’à penser qu’un artiste doit savoir tout faire, à la manière de De Vinci qui était une pointure en mathématiques, en peinture, en sculpture, en astronomie, en ingénierie, etc. Je suis sûr que c’était aussi un cuisinier hors pair, mais on ne lui demandait pas à l’époque s’il ne se dispersait pas lorsqu’il créait des engins volants, des fresques ou des cannellonis.
La contrainte d’un artiste n’est en aucun cas de faire et refaire des œuvres semblables, identifiables comme disent les galéristes.
L’enjeu est pour moi d’être juste dans ce que je choisis de concevoir, quelle que soit la forme ou le support, et c’est cette sincérité, ma manière de faire et ma technique qui feront le lien entre les différentes créations. Elles définissent un ensemble cohérent constitué d’éléments hétérogènes.
On dit en général que le travail des artistes reflète l’époque dans laquelle ils vivent, qu’en pensez-vous ?
Ça me parait assez vrai, en tout cas, ils sont là pour voir et sentir les courants de l’époque. Celle que nous vivons actuellement est particulière dans la mesure où nous constatons les dégâts sur la nature et la planète qui ont été causés par la société dans laquelle nous vivons. Paradoxalement, je garde confiance en l’homme.
Je pense que le désastre que nous constatons n’est pas le fruit pourri d’une volonté globale, mais la résultante d’une société de consommation et de pouvoir mise en place par très peu de gens. Nous sommes nombreux à trouver que le système dans lequel nous vivons, même s’il pourrait être bien pire, je le reconnais volontiers, n’est pas celui dans lequel nous aurions souhaité vivre. Je crois que, par exemple, l’exode climatique qui est à prévoir, conjugué à l’intelligence artificielle au service des lobbies et des gouvernements populistes, va créer des désordres sociaux importants.
Certains composants nécessaires à la vie harmonieuse vont venir à manquer. L’eau sûrement, la nourriture peut-être, mais, plus sûrement encore, la vérité. Sans cette vérité, des gens de bonne foi peuvent s’opposer au bien et servir le mal, avec la conviction d’agir pour le meilleur. Je ne pense pas m’éloigner de votre question en vous faisant part de ces inquiétudes. Ce ne sont pas ces troubles ou ces risques que je souhaite représenter car même s’il est fréquent de voir des artistes peindre ce qu’ils dénoncent ou rejettent, ce que je respecte tout à fait, je persiste pour ma part à peindre ce que j’aime, ce qui me touche et ce qui me ressource.
Comme j’en faisais part précédemment, je tâche de faire en sorte que mes créations ne lassent pas, qu’elles puissent encourager une relation « amicale » avec des gens qui les auront sous les yeux tous les jours, une présence, un lien.
C’est dans cette mesure que je pense refléter mon époque, en apportant un regard doux et aimant à un moment où il est particulièrement nécessaire d’apprécier l’amour.
Vous dessinez souvent sur du papier Kraft au fusain noir, pour quelle raison avez-vous fait le choix de ces matériaux peu colorés ?
Ce sont des matériaux nobles, simples, élémentaires. J’apprécie également beaucoup le carton qui est un matériau de récupération docile ayant un potentiel extraordinaire. Ma mère était sculpteur et je me rappelle de son atelier, de stèles de bois, de papiers Ingres ou de cartons, de fusains bâtons et des mains noires qui les tenaient.
Je me souviens surtout de cette fameuse odeur de plâtre à modeler qui sèche.
Cet ensemble de souvenirs m’a conduit à aimer les matériaux que vous citez, tout comme le bois, la terre, le plâtre, le carton, le papier, les crayons et fusains, la térébenthine et l’huile de lin. Il y a de la couleur, mais elle n’est pas vive, elle est douce.
J’utilise les fusains ou pierre noire et le kraft comme le photographe utilise le noir et blanc, dans le but de saisir les signes, voire les symboles, l’expression.
La couleur sera quant à elle utilisée en peinture à l’huile, à la méthode ancienne qui consiste à réaliser un dessin au fusain sur la toile, préférablement « sur le motif », c’est à dire sur place, puis à le recouvrir de peinture avec un liant sec composé de térébenthine et de siccatif pour le séchage. Une fois que cette couche est bien sèche après plusieurs jours, je passe une nouvelle couche de couleur en « glacis », c’est à dire avec un liant d’huile de lin et à nouveau de siccatif. C’est le moment où il est question de faire apparaître la lumière. Une fois l’ensemble bien sec, bien plus tard donc, on peut passer au vernissage.
Quels sont les artistes que vous appréciez, et pour quelles raisons ?
Les artistes en général ? J’en apprécie beaucoup, certains sont devenus des guides, des idoles presque. Pour citer ceux qui me viennent à l’esprit, je ne vais pas commencer par les arts plastiques, mais par la musique qui m’accompagne souvent dans mon travail, avec Bach et Haendel, les deux grands mecs du Baroque. C’est une musique qui lave l’esprit de toute barbarie, qui rend plus pur.
Pour d’autres raisons, j’apprécie également un certain type de Jazz, le catalogue BlueNote par exemple ; j’admire ces musiciens qui construisaient un style fluide nécessitant un talent magistral. La bande son de ma vie a pourtant été constituée de musiques de minorités et de luttes, de Rock underground ou progressif et de Rap vintage, de House, de musiques du monde et de musiques sacrées.
Pour revenir aux arts plastiques et parmi les grands maîtres classiques, c’est le peintre Albert Marquet qui retient principalement mon attention.
Je suis transporté par ses œuvres, c’est un peintre qui n’a pas encore obtenu, pour diverses raisons, toute la gloire et le prestige qu’il mérite. Il porte un regard attentif aux choses simples, qui fait éclater le quotidien comme un moment d’exception, le non-évènement comme un instant absolu. La puissance de ses toiles passe par une douceur apparente de la touche et de la couleur, maître de la lumière, de la nature et de l’eau. J’adore ses personnages de silhouettes noires qui animent ses paysages urbains ou ruraux.
D’une manière générale, les Fauves me fascinent, je trouve dans leur travail une jeunesse et une modernité inusable, intemporelle. Je pense notamment, après Marquet, à Maurice de Vlaminck ou André Derain. D’autres artistes comme Henri de Toulouse-Lautrec, Mathurin Méheut ou encore Edouard Vuillard retiennent également toute mon attention. Tous ces artistes ont à la fois un regard perçant qui leur permet de choisir des sujets extrêmement pertinents, mais aussi une technique et un geste déterminé. Quand vous voyez leurs œuvres, vous pouvez vous dire qu’ils ne se sont pas foutus de vous, ils vous invitent à partager leur vérité la plus intime dans une grâce remarquable.
Il y en a d’autres, je pense à Juan Gris. Kurt Schwitters est aussi un artiste dont j’apprécie le travail très personnel, très graphique. Winsor McCay m’a beaucoup appris. D’autres artistes plus contemporains m’intéressent, comme le graphiste Saul Bass qui a inventé la marque graphique de son époque, et presque aussi la nôtre. Il y a aussi et surtout une artiste qui m’a transmis sa capacité de percevoir, c’est ma mère Colette Gioanni qui n’a malheureusement pas pu produire suffisamment pour obtenir le succès qu’elle aurait dû avoir.
Pour conclure par quelque chose de plus récent, j’apprécie entre autres le travail de Michael Borremans, de Pierre la Police, Paul Cox, Jean-Michel Basquiat, Eva Jospin, Amandine Urruty et d’autres que je vais certainement regretter de ne pas avoir cité.
Comment envisagez-vous votre production dans les cinq prochaines années ?
Elle va se densifier, de nombreux projets sont en attente depuis trop longtemps. Je vais réaliser des paysages dessinés sur des formats plus grands, voire très grands.
De nouvelles toiles sont en préparation, également sur des formats plus importants.
D’autres projets qui me tiennent à cœur et dont la réalisation tarde, une série d’objets assimilables à des jeux sans pour autant en être vraiment, certains pour lesquels une impression 3D sera nécessaire, d’autres seront fabriqués en bois découpé ou tourné puis peints. De nouveaux carrés composés vont voir le jour aussi. Et toujours des lieux à découvrir pour de nouveaux dessins.
Avez-vous l’intention de transmettre ?
D’enseigner le dessin ou la peinture, ou la fabrication d’objets ?
C’est tentant, mais le temps manque. Je pourrai enseigner une technique pour dessiner la perspective, mais on trouve ça en ligne maintenant, c’est parfois plus pratique.
Il faudrait que je trouve des personnes « élèves » avec lesquelles on puisse partager un même point de vue sur l’art, sur les raisons de créer.
Bien dessiner n’a que peu de sens si l’on n’a pas grand-chose à dire. Je préfère voir une perspective loupée et pleine de vie, plutôt qu’un dessin scolaire réussi mais désincarné. Il ne s’agit pas de travail manuel, mais de travail d’esprit. Il est difficile de débuter un cours en disant « faites ce que vous voulez, mais dites des choses vraies », on lirait certainement une déception, une incompréhension sur les visages. En matière d’enseignement, je n’ai jamais apprécié, en tant qu’élève, avoir l’impression d’être considéré comme un récipient que chaque prof allait devoir remplir de connaissances. Ce qui me semble essentiel, c’est que l’enseignant donne envie à l’élève d’aller vers le savoir, lui donne envie d’apprendre mais c’est plus difficile.
Si l’opportunité se présentait, je pourrai donner des conseils simples : cultivez ce qu’il y a de meilleur en vous, observez pour comprendre, apprenez rapidement les bases de la représentation en perspective et pratiquez pendant des heures et des heures les principes acquis, mettez-vous dans votre geste, votre touche, essayez de mélanger des couleurs pour en assimiler le principe, utilisez des outils simples et pas chers, des gouaches d’enfants, des crayons de couleur, des fusains, du papier à croquis, des blocs de papier recyclé, du kraft, arrêtez de dessiner lorsqu’un dessin est fini, ne cherchez pas à faire beau, notez ce qui vous plaît, oubliez ce que vous trouvez moche, faites ce qui vous parait juste, ne craignez pas la critique ou l’incompréhension, travaillez beaucoup mais uniquement ce qui a du sens, commencez aujourd’hui.